
Lisbeth Spanjers et Ascension Garcia Robles sont respectivement directrices du centre social le Chemin du Hérisson (Terres-de-Haute-Charente) et du centre social les Alliers (Angoulême). En consortium avec le centre social Les Quatre Routes (Cognac), ces trois structures ont été retenues par l’AMI O2R pour des actions d’accompagnement vers et dans l’emploi destinées au public « gens du voyage. »
Qui sont les Gens du voyage ?
« Gens du voyage », c’est vraiment une appellation administrative qui regroupe plein de populations très différentes. Il n’existe pas de communauté de gens du voyage, ce sont des voyageurs avec des origines et des caractéristiques diverses. Le public de nos structures et composé majoritairement de voyageurs, un public que nous connaissons bien, et qui nous connaît bien, parce que nous émanons aussi d’associations créées avec des voyageurs. Mais nous sommes tout de même des centres sociaux de droit commun, nous accueillons tous les autres publics autour des questions d’emploi, d’habitat, d’accès aux droits, de scolarisation, de parentalité, de culture, etc. D’ailleurs nous tendons vers la mixité dans tous nos projets, c’est à dire que lorsqu’on intervient dans des établissements scolaires on n’intervient pas qu’avec des enfants de voyageurs.
Ce public présente-t-il des spécificités, et si oui lesquelles ?
Les voyageurs ont une relation au travail un peu particulière, majoritairement ancrée autour de l’auto-entreprise. Ils veulent plutôt être leur propre chef, le salariat n’est pas forcément un univers qui leur parle, parce qu’il engendre des contraintes incompatibles avec certains modes de vie ou certains fonctionnements familiaux. Ils n’ont pas vraiment de perspective de carrière ou de projets à long terme. Ils rencontrent des difficultés à se projeter. S’ils cherchent à travailler, c’est pour satisfaire un besoin immédiat, par exemple changer une caravane. Et puis les voyageurs s’identifient et se caractérisent d’abord par leur relation à la famille, pas en fonction de leur emploi comme c’est le cas dans le reste de la société.
Qu’en est-il de leur mobilité ?
Leur mode de vie est marqué par un certain rapport au temps et à la liberté. Il n’est pas centré sur le déplacement, c’est plutôt une identité culturelle, qui tourne autour de la famille et des activités économiques. Beaucoup de voyageurs ne sont plus dans un mode de vie en caravane. Nous sommes sur un public habitant du territoire, qui s’identifie tout de même comme étant voyageur, que leur voyage soit réel ou fantasmé. Plus les gens sont précaires, moins ils bougent, moins ils sont précaires plus ils bougent. Il existe aussi des aléas et des contraintes qui les en empêche, comme le manque de moyens ou de lieux d’accueil.
Quel est leur profil ?
Nous avons surtout des personnes de 30 à 40 ans, une majorité d’hommes mais de plus en plus de femmes. Nous constatons une forte évolution de la part des familles, des femmes de plus en plus jeunes qui n’attendent plus que leurs enfants soient grands pour chercher à travailler. La demande féminine augmente, nous avons plus de sollicitations pour des renseignements et de l’accompagnement vers l’emploi. Cela dit, leur profil reste aléatoire, il peut être différent d’une année à l’autre, parce que nous avons aussi des « grands » voyageurs qui partent pendant quelques mois et ne reviennent que l’année d’après. L’action s’adresse ici aux personnes prêtes à s’engager avec nous dans une démarche d’accompagnement sur plusieurs mois, sur le principe de libre adhésion, qui est la base des centres sociaux.
Dans votre dispositif, vous avez une phase de repérage ?
Notre repérage consiste à aller vers des jeunes non connus ou invisibles d’un point de vue administratif. Cette phase est essentielle parce que on ne connaît pas forcément tous les voyageurs. Nous allons sur le terrain, dans les lieux de vie, les lieux fréquentés par les personnes, qui peuvent aussi venir nous voir dans nos lieux de permanence, par exemple pour une démarche administrative. Il faut que le repérage soit mutuel, c’est-à-dire nous on repère mais le public nous repère aussi. Nous ne recevons pas beaucoup de demandes spontanées, on va chercher sur ces dispositifs les personnes qui ne se mobilisent pas, ou parce que le fonctionnement des autres services publics ne leur correspond pas. Le repérage c’est aussi faire le lien vers les autres acteurs, c’est de « l’aller vers pour ramener vers » les autres structures.
Est-ce difficile d’instaurer la confiance ?
La notion de relation de confiance est primordiale, elle se travaille encore plus qu’avec un autre type de public. Pour la majorité des voyageurs, plus on est invisible et mieux c’est, parce qu’ils se sentent très rapidement stigmatisés. Le lien de confiance n’est jamais totalement acquis, c’est une relation qui se construit dans le temps et ce n’est pas par ce qu’on s’appelle le Chemin du hérisson, les Alliers ou les Quatre Routes que les personnes viennent spontanément sur nos actions. Elles doivent avant tout répondre à un besoin. Ce qui est déclencheur c’est la démarche d’aller vers. On n’attend pas qu’ils viennent vers nous, on va à leur rencontre. On connait leur fonctionnement familial, leur problématique liée au déplacement, leur rapport au travail qui nous permet d’utiliser le bon vocabulaire. Il faut aussi qu’on se rende disponible, que l’on puisse répondre à leurs demandes rapidement. Ça les rassure d’avoir la possibilité de nous contacter très régulièrement.
Quelle est la phase suivante ?
La suite consiste à essayer de remobiliser les personnes. C’est le référent emploi qui va, de manière individuelle ou collective, proposer des activités, peut-être déjà de venir au centre, se remettre dans une dynamique, sortir d’un isolement, créer du lien, participer à des activités de loisirs ou de discussion. La remobilisation plus collective est plutôt à destination de femmes. Les hommes sont moins dans cette attente. Ensuite seulement, nous proposons un accompagnement. Mais il faut ce temps de reconnaissance mutuelle, voir avec chaque personne quel est son besoin, si on a bien compris sa demande. L’aller vers reste transversal à toutes les étapes du projet, y compris sur cette deuxième phase. La remobilisation passe par l’écoute et montrer qu’on s’intéresse à la personne, valoriser les compétences et permettre, notamment aux femmes, de se projeter sur un emploi. Dès qu’elle l’exprime, ou se pose une question liée à l’emploi, le but du jeu c’est de la saisir au vol et de répondre à cette attente. On crée alors une dynamique. Réactivité et adaptabilité sont les deux qualités essentielles des salariées en charge de l’action.
Quelle est la forme de votre accompagnement ?
Une des modalités essentielles de la notion de pouvoir d’agir, c’est vraiment de partir de la demande, du souhait de l’habitant. On part de ce que verbalise la personne, mais il faut rentrer dans le vif du sujet assez concrètement parce qu’elle attend qu’on traite rapidement de sa situation et de ses difficultés propres. L’accompagnement proposé se place bien dans une démarche de co-construction. Faire avec et mobiliser les savoirs et ressources des personnes. C’est ce qui permet l’implication. C’est un accompagnement que l’on dit très renforcé, puisque nous avons des contacts hebdomadaires voire quotidiens, en physique, via des SMS ou sur les réseaux.
Puisque l’on vise un public très éloigné de l’emploi, il y a plein de freins périphériques, psychologiques ou physiques. Sans oublier l’illettrisme pour certains. Il y a également une réalité au niveau des d’offres d’emploi, plus ou moins présentes sur les territoires. Nous travaillons par exemple avec les structures d’insertion par l’activité économique. Le partenariat tissé depuis plusieurs années, permet de s’adapter et de proposer des solutions adaptées aux personnes, comme par exemple des premiers contrats de quelques heures, dont le rythme monte progressivement, ou dans des domaines d’activités différents de la demande initiale, pour faire découvrir de nouveaux métiers et s’adapter à l’offre existante sur les territoires.
En plus, trouver un emploi, cela veut dire qu’on remet en cause toute l’organisation familiale (contraintes de mobilité, garde des enfants…), sujet important et sensible. Les personnes se construisent plus sur leur relation familiale que sur un projet professionnel. Notre accompagnement est individuel, mais il prend en compte les autres membres de la famille, que l’on rencontre, pour s’assurer de leur adhésion. C’est là où on se distingue des autres structures.
Combien de temps dure un parcours ?
Certaines situations nécessitent énormément de remobilisation parce que souvent les voyageurs ont perdu toute confiance dans le droit commun. Avant de les convaincre de prendre un engagement, même seulement s’inscrire à une activité ou prendre une adhésion à un centre social, ça nécessite du temps. La durée d’un parcours ne répond pas à une matrice figée, c’est en fonction des situations. Et comme la particularité de notre public, c’est que la famille est prioritaire sur l’emploi, on peut très bien mener des accompagnements qui sont abandonnés ou mis en suspens pendant des semaines ou des mois pour raisons familiales, et être repris après. C’est très aléatoire. Même et y compris pour les voyageurs qui se déplacent le moins.
Que faudrait-il améliorer selon vous ?
Six mois à un an c’est peut-être trop court pour les personnes vraiment éloignées de l’emploi, ou alors on continue à les suivre sur d’autres dispositifs. Il y a aussi l’insécurité liée à la non-résidentialisation, c’est-à-dire le manque de solutions d’habitat, qui est prégnant au niveau de notre public. Ça engendre pas mal d’inquiétudes et d’insécurité, quand on veut tendre vers des projets professionnels ou autres. Et ça n’est pas un frein facile à lever. Il existe assez peu de solutions en Charente.
Qu’est-ce qu’apporte ce dispositif selon vous ?
Le gros point positif, c’est la prise en charge globale, c’est-à-dire qu’on peut travailler à plusieurs acteurs et à plusieurs salariés en prenant en charge à la fois les différents volets, habitat, santé, famille, scolarité et emploi. C’est par cette approche globale qu’on arrive à avancer. Cela étant, on ne peut pas faire de miracles sur quelques mois, mais la démarche nous donne assez de temps pour effectuer le repérage et la remobilisation.
De plus, la complémentarité avec les autres acteurs du territoire et le monde de l’entreprise, que ce soit par le biais de l’insertion par l’activité économique ou autre, nous donne l’occasion de prospecter et d’établir des liens avec l’entreprise. Enfin, la particularité de nos structures est la connaissance des voyageurs, habitants du territoire, qui nous permet de proposer des actions adaptées, coconstruites. Mais également de travailler avec les acteurs locaux et institutionnels pour rendre effectif une prise en compte de ce public, créer le lien, aller vers pour ramener vers.
Cet article est publié pour le compte de « La Place », la plateforme collaborative créée par la DGEFP, dédiée aux acteurs du Plan d’Investissement dans les Compétences et du PACTE de la Région Nouvelle-Aquitaine :