Accompagner et soigner

Paroles d’acteurs

TAPAJ, pour « Travail Alternatif Payé à la Journée », est un dispositif québécois qui consiste à proposer à des jeunes de 16 à 25 ans en rupture, consommateurs de produits psychotropes, une activité payée à la journée sans engagement sur la durée. En France, il existe à peu près 75 programmes TAPAJ systématiquement portés par une structure de soins. À Libourne, le Comité d’Étude et d’Information sur la Drogue et les Addictions (CEID) l’a mis en place depuis 2021. Retenu en 2024 par l’AMI O2R, sa coordination est assurée par Amandine Chancellé, éducatrice spécialisée.

Pour vous, en quoi consiste TAPAJ ?

Nous voyons TAPAJ comme un outil de réduction des risques, presque comme un vecteur de soins. Notre focus, c’est la santé des jeunes. Pendant qu’ils travaillent, ils ne sont pas en danger, ils ne sont pas dans la consommation, on peut échanger avec eux, etc. Je me concentre davantage sur la question de la santé et la stabilisation de situation, l’ouverture des droits, la santé somatique et psychique. Si on ne lève pas les freins qu’ils rencontrent quotidiennement, ces jeunes ne peuvent pas aller en emploi. On cherche à changer leur logique de survie par une logique d’inclusion. Les plateaux de travail sont un support de relation, et surtout la première marche de l’émergence d’un projet quel qu’il soit, et de reprise de contact avec le réseau pour l’emploi classique, notamment la mission locale.

Pourquoi avoir répondu à l’AMI O2R ?

Il y a deux ans, nous nous sommes positionnés sur le contrat d’engagement jeune rupture (CEJR), qui nous a permis d’accompagner pas mal de jeunes avec des résultats plutôt intéressants, notamment en termes de santé et d’emploi. O2R s’inscrit dans la continuité puisqu’on reste dans la logique de réduction des risques et de levée d’un maximum de freins.

En quoi TAPAJ est-il particulier ?  

Il s’agit vraiment d’un programme d’innovation sociale, une approche qui n’existait pas sur le territoire français il y a de cela dix ans. Bien sûr il y avait des structures d’insertion, mais rien de similaire à des jeunes payés à la journée sur des temps adaptés. La question de l’emploi n’est pas forcément la première préoccupation des personnes qu’on accompagne. Elles ne viennent au CEID d’abord pour se faire soigner. Cela dit, dans le cadre d’un processus de rétablissement, la question de l’emploi peut effectivement émerger. Pour cela, on prend appui sur les partenaires dont l’insertion professionnelle est le cœur de métier.

Quels sont les profils visés ?

Nous sommes restés dans le cahier des charges initial de TAPAJ, à savoir les 16-25 ans. Ils sont tous consommateurs de produits. On n’a pas vu pour l’instant de jeunes qui étaient uniquement sur un seul type de d’addiction, sans drogue ou médicaments. On accompagne aussi des jeunes consommateurs de produits, qui peuvent avoir d’autres problématiques de consommation sans substance (jeux d’argent, écrans… ). Mais la première porte d’entrée reste la consommation avec objet. Du moment où on propose des alternatives à des pratiques addictives on reste dans le soin. Même s’il y a maintien de la consommation il y a déjà un premier pas, ne serait que consommer des produits de manière plus sécure. Nous avons quelques collègues spécialisés dans la question des écrans, du jeu pathologique, mais pour nous ça reste très marginal dans notre accompagnement au quotidien.

Comment menez-vous le repérage ?

Majoritairement, notre système de repérage consiste à aller dans la rue. On prend notre sac à dos, nos tennis, et on va physiquement dans des squats, dans des cités, en pied d’immeuble, on rencontre les jeunes là où ils sont. On a beaucoup travaillé la connaissance du territoire avec la prévention spécialisée, des éducateurs de rue qui font ça toute la semaine. Pour un acteur de première ligne comme nous, maîtriser et connaitre son territoire c’est essentiel. On fait aussi partie du plan local de lutte contre la délinquance, Parfois lors d’une instance de prévention, nous avons des signalements par les gendarmes ou les policiers, qui nous permet d’aller à la rencontre de certains jeunes que nous ne connaissions pas. Mais nous n’attendons pas de nos partenaires qu’ils repèrent à notre place.

Il y a aussi le bouche-à-oreille et l’orientation partenariale des différentes structures du territoire. Aujourd’hui, sur ma file d’actifs j’ai à peu près 40 jeunes, dont 40% rencontrés dans le cadre du travail de rue, 40% sur l’orientation partenariale et 20% sur de du bouche-à-oreille. On a principalement deux types de profils. Des jeunes avec de vraies souffrances psychiques sans domicile, en squat et ou en hébergement extrêmement précaire. D’autres qui ne sont pas dans cette notion d’errance au sens littéral, qui vivent parfois encore chez leurs parents, mais qui n’ont plus aucun rapport avec le milieu ordinaire.

Quels sont vos objectifs ?

Notre objectif c’est de repérer 40 jeunes par an. En 3 mois nous en sommes déjà à 46. Bien sûr nous avons des défections, mais on s’était dit au départ que si on fait 10 accompagnements c’était déjà pas mal. On se rend compte qu’il y a beaucoup plus de besoins que ce qu’on avait envisagé. Si on arrive à faire en sorte qu’un jeune sache où dormir, quoi manger, peut-être même quelle formation il va faire, c’est un résultat positif.

En fait on se rend compte, est-ce que c’est la période qui veut ça, qu’on a davantage de gens en souffrance en ce moment. Je parle vraiment de maladies psychiques qui n’ont pas été diagnostiquées ou traitées, qui ont amené des ruptures de prise en charge. J‘ai aussi beaucoup de jeunes qui ont des parcours ASE, des traumas des violences, etc. Depuis quatre ans c’est la première fois que j’ai autant de jeunes en errance.

Quand vous captez une personne, quelle est la suite ?

On lui présente le dispositif TAPAJ classique avec cette possibilité de travailler assez rapidement sans trop de papiers nécessaires, une carte d’identité une carte de sécu. C’est une association intermédiaire qui porte le contrat et la rémunération. Avec O2R nous avons également pensé à mettre en place des temps de remobilisation sur les thèmes de mobilité ou l’alimentation, des enjeux un peu compliqués pour eux au quotidien. Comment être dans la planification, l’organisation, quand on a des troubles psy qui ne sont pas traités, quand on vit à la rue ? C’est un peu compliqué de faire face. Mais nous n’avons pas encore assez de jeunes pour créer une dynamique de groupe. J’espère que l’année prochaine nous pourrons faire des temps en collectif autour de la mobilité, de la citoyenneté, de la culture, ou encore du permis de conduire et de la préparation au code.

À quel moment commencez-vous l’accompagnement ?

Pour le projet professionnel, on n’a pas d’intervenants spécialisés sur TAPAJ Libourne. Dans un premier temps, on travaille sur choses très basiques, comme la capacité du jeune à se lever le matin, ne pas consommer de produits sur un temps donné. On essaie de lui proposer des plateaux un peu différents quand c’est possible, des espaces verts, du nettoyage. Parfois il se projettent dans un temps plein bien payé, sauf qu’au bout de trois heures, ils n’en pleuvent plus. On leur dit que s’ils veulent travailler 35 heures, il faut commencer par en travailler quatre. Nous essayons de les confronter à cette réalité.  En lien avec la mission locale, on coconstruit avec les jeunes leur projet professionnel. Inversement on invite les CIP à venir sur des plateaux de travail ou sur certains ateliers collectifs.

Faut-il comprendre que pour vous, TAPAJ version O2R est une sorte de TAPAJ classique renforcé ?

En fait le TAPAJ O2R c’est en quelque sorte un TAPAJ avec possibilité de rémunération, ce qui change notre paradigme sur les priorités à traiter. En sortant de la logique de survie, et de celle des plateaux de travail qui ne peut pas durer éternellement, on arrive à dégager du temps pour construire un véritable projet d’insertion sociale et professionnelle. Si les jeunes ne se posent plus la question de trouver à manger, un logement pour le soir, on peut mettre en place un accompagnement plus global. TAPAJ est déjà un programme en plusieurs phases. D’abord le jeune vient travailler, il touche sa paie, il s’en va. Ensuite il a envie de travailler davantage et de bénéficier d’un accompagnement. Enfin, il vient gagner son autonomie. Le schéma n’est pas tout à fait celui d’O2R, avec repérage, remobilisation, accompagnement, mais on est déjà sur une logique progressive, un premier marchepied à l’inscription dans une vie sociale.

Qu’est-ce qui vous parait le plus important ? 

Pour moi c’est la question du lien. Avec un jeune il faut trouver une accroche, établir la confiance, une véritable alliance. Arriver à cette alliance, ça peut aller très vite ou prendre beaucoup de temps. L’accompagnement commence quand le jeune est capable d’être dans la demande et moi dans la proposition, et qu’on peut construire quelque chose. Je sais par expérience que si je ne construis pas d’alliance avec les jeunes qu’on accompagne, il ne se passera rien. On travaille aussi la question de la non-demande, ça c’est du travail d’orfèvre qui prend du temps.

Dans votre réflexion que faudrait-il améliorer dans le dispositif ?

Ce qui manquait au début, c’était la rémunération. Mais c’est rentré dans l’ordre. Il y a aussi celle du seuil d’exigence. Selon moi, on ne peut pas exiger ce mot d’ordre « tous vers l’emploi » si on ne nous laisse pas une marge d’adaptation, et la possibilité de faire du bas seuil d’exigence. Lorsque que quelqu’un ne sait pas où dormir, on ne peut pas envisager de signer un CDI à temps plein tout de suite, ça n’est pas possible. Il y a deux cultures différentes, entre celle du projet professionnel et celle de l’accompagnement social. Mon expertise va plus être de l’ordre de la levée des freins. Et pour l’expertise professionnelle, je prends appui sur des gens dont c’est le cœur de métier. Heureusement, il y a une vraie porosité, je le vois au quotidien avec nos collègues de la mission locale et par l’expérience du CEJR. Nous avons extrêmement bien travaillé ensemble, c’était très fluide donc vraiment je pense que c’est possible. C’est pour ça qu’on est reparti avec O2R, parce qu’on avait ce lien partenarial de qualité. Ce n’est pas toujours le cas.

Cet article est publié pour le compte de « La Place », la plateforme collaborative créée par la DGEFP, dédiée aux acteurs de l’AMI O2R et du PACTE de la Région Nouvelle-Aquitaine :

https://www.cap-metiers.pro/pages/552/Place.aspx